A la recherche d’une épistémologie de la singularité comme prémices à une science ostéopathique

L’ostéopathie est une discipline de soin qui revendique une prise en charge systémique du patient.  La recherche en ostéopathie peine à donner des preuves de l’efficacité de cette pratique. Nous pensons que la recherche en ostéopathie doit évoluer pour trouver une méthodologie qui lui permette de rendre compte de ses spécificités et de son originalité. Cet article rend compte de l’apport de la philosophie de l’émergence à l’élaboration d’une épistémologie propre à l’ostéopathie comme préalable à une rationalité adaptée à la singularité de cette thérapeutique.

Émergence, Complexité, et Ostéopathie (ECO)
A la recherche d’une épistémologie de la singularité comme prémices à une science ostéopathique.

1.- E.C.O., Centre Interdisciplinaire d’Ethique, 23 place Carnot – 69002 Lyon, France.
2. – E.C.O., Centre Interdisciplinaire d’Ethique, 23 place Carnot – 69002 Lyon, France.
* Corresponding author : fiore.osteo@posteo.net

Cet article fait suite à la participation des auteurs à la 7e édition des journées « complexité-désordre » des 13-14 janvier 2020 organisée par l’UFR de physique de Paris. Depuis les auteurs ont continué leurs travaux et d’autres publications sont à venir.

Titre originalThe philosophy of Emergence and Complexity in the service of Osteopathy: in search of an epistemology of osteopathy in dialogue with contemporary philosophy

EPJ Web Conf. – Volume 244, 2020  – Complexity and Disorder Meetings 2018-2019-2020
Article Number : 01017 – Published online : 15 October 2020
DOI : https://doi.org/10.1051/epjconf/202024401017

© The Authors, published by EDP Sciences, 2020

Licence Creative CommonsThis is an Open Access article distributed under the terms of the Creative Commons Attribution License 4.0, which permits unrestricted use, distribution, and reproduction in any medium, provided the original work is properly cited.

Résumé

L’ostéopathie est une discipline de soin qui revendique une prise en charge systémique du patient.  La recherche en ostéopathie peine à donner des preuves de l’efficacité de cette pratique. Nous pensons que la recherche en ostéopathie doit évoluer pour trouver une méthodologie qui lui permette de rendre compte de ses spécificités et de son originalité. Cet article rend compte de l’apport de la philosophie de l’émergence à l’élaboration d’une épistémologie propre à l’ostéopathie comme préalable à une rationalité adaptée à la singularité de cette thérapeutique.

Introduction

L’ostéopathie est aujourd’hui une actrice incontournable de la proposition de soin en Europe et en France tout particulièrement. Des millions de patients consultent chaque année des ostéopathes et c’est du fait des résultats concrets de cette thérapie. Ce succès est le fruit d’un apprentissage rigoureux donnant accès à une grande variété d’outils de traitement et à une capacité d’écoute qui est en adéquation avec la prétention holistique de notre profession. L’ostéopathie est nécessairement empirique dans les faits, puisqu’elle consiste en l’application de règles générales en réponse à une situation singulière qui dépend à la fois d’un patient et d’un thérapeute. La capacité à s’adapter à la singularité du vivant est une richesse pour l’ostéopathie, mais cela contribue à rendre cette discipline complexe. La conséquence de cette complexité est la difficulté de produire des preuves scientifiques permettant de légitimer une telle pratique. Dans l’exposé qui va suivre nous nous intéresserons à ce caractère complexe et nous essayerons de dégager un modèle de pensée qui permette de rendre compte des particularités de cette discipline.

L’ostéopathie a vu le jour au Etats-Unis sous l’impulsion de A.T. Still (1828-1917). À son époque Still a fondé l’ostéopathie pour proposer une offre de soin comme une alternative qu’il juge plus rationnelle en opposition à la médecine héroïque qui était le système de pensée médicale le plus répandu aux états Unis. Même s’il n’a probablement pas lu Claude Bernard, Still considère que la médecine se doit d’être expérimentale, partir de l’observation clinique, et questionner en permanence ses propres pratiques pour en éliminer tout ce qui est inutile et dangereux.

Les principes fondamentaux de la pratique mise en forme par Still ont été systématisés dans la déclaration de consensus de Kirksville de 1953. Aujourd’hui nous pouvons les synthétiser ainsi : l’interrelation entre la structure et la fonction, l’homéostasie, l’importance de la bonne circulation des fluides et l’unité de l’être humain. Dès le début Still est conscient de la complexité de l’approche médicale qu’il créé, et même si la formation est basée sur des connaissances théoriques telles que l’anatomie et la physiologie, qui relèvent d’une démarche réductionniste, la perception est d’emblée au centre de la pratique ostéopathique. Cette perception particulière s’apprend, mais dans l’idéal, l’enseignement de la perception ostéopathique ne porte pas tant sur l’apprentissage de ce qui est perçu que sur le comment percevoir. L’apprentissage de l’ostéopathie s’articule donc autour de deux registres, celui de l’acquisition de connaissances, et celui de l’expérience perceptive qui est singulière et propre à chaque ostéopathe. Il s’ensuit que la relation patient-thérapeute en ostéopathie est une expérience qui relève plus de la co-création intelligente que de la reproduction d’un protocole. L’évaluation de l’ostéopathie par les seuls outils de la pharmaco-médecine est donc impossible, et lorsqu’elle s’y essaye une telle démarche est forcément mutilante.

Après avoir présenté l’ostéopathie pour bien en saisir la complexité, nous insisterons sur les enjeux de reconnaissance dont elle fait l’objet. Cet impératif de légitimation passe par l’édification d’une épistémologie propre à l’ostéopathie, dans cet optique nous verrons l’intérêt que présente la philosophie de l’émergence qui est une philosophie de la complexité.

1. Présentation de l’aspect complexe de l’ostéopathie

La connaissance du patient en ostéopathie passe donc par plusieurs niveaux de compréhension. Il y a ce que le patient partage de la connaissance qu’il a de son propre corps, tel qu’il le vit et qui sera mis en parallèle avec les connaissances théoriques et l’expérience clinique de l’ostéopathe. Il y a la lecture anatomo-physiologique que l’ostéopathe fait lorsqu’il interagit avec le corps du patient, et enfin il y a la connaissance que le corps du patient a de son propre fonctionnement ou dysfonctionnement, et cette connaissance est une intelligence corporelle qui n’est pas nécessairement cognitive. Jean-Marie Gueullette est docteur en médecine et historien, il s’est intéressé tout particulièrement à l’ostéopathie ces dernières années, il nous rappelle que « la perception ostéopathique, dans une telle perspective ne consiste donc pas dans une recherche de signes que l’intelligence interprète en fonctions de schémas de compréhensions qu’elle a acquis, mais comme une forme d’écoute intelligente d’un savoir que possède le corps du patient, même s’il n’est plus en capacité d’en faire usage [1] (p.70) ».

On note déjà ici, la construction d’une discipline de soin en équilibre entre les principes (qui une fois assimilés seront laissés dans l’ombre), et l’expérience (qui demeure insaisissable car elle s’inscrit dans la durée). Un équilibre donc, entre principe et expérience, et dont le résultat a une consistance bien plus solide que les principes d’un côté et l’expérience de l’autre.

Il me semble que l’ostéopathie réussit ce tour de force, de faire travailler dans un même concept de soin, une base théorique qui s’appuie sur un physicalisme réductionniste, tout en acceptant qu’une part conséquente de la pratique dont nous faisons l’expérience ne peut pas se dire exclusivement avec les outils du réductionnisme.

Mais qu’est-ce que l’ostéopathie ? voici la définition qu’en donne l’O.M.S. :

« Osteopathy (also called osteopathic medicine) relies on manual contact for diagnosis and treatment. It respects the relationship of body, mind and spirit in health and disease; it lays emphasis on the structural and functional integrity of the body and the body’s intrinsic tendency for self-healing.
Osteopathic practitioners use a wide variety of therapeutic manual techniques to improve physiological function and/or support homeostasis that has been altered by somatic (body framework) dysfunction, i.e. impaired or altered function of related components of the somatic system; skeletal, arthrodial and myofascial structures; and related vascular, lymphatic, and neural elements.

Osteopathic practitioners use their understanding of the relationship between structure and function to optimize the body’s self-regulating, self-healing capabilities. This holistic approach to patient care and healing is based on the concept that a human being is a dynamic functional unit, in which all parts are interrelated and which possesses its own self-regulatory and self-healing mechanisms [2] ».

Le qualificatif de thérapie manuelle désigne le fait que c’est principalement par ses mains que l’ostéopathe perçoit et traite. Et en effet, la démarche ostéopathique donne une grande importance à la palpation, elle permet de reconnaître des différences de température, de consistance, de densité, de mobilité. Mais l’approche perceptive de l’ostéopathe ne s’arrête pas là, et c’est avec tout son être que l’ostéopathe entre dans une connaissance du patient qu’il traite. Déjà parce que dans le temps diagnostic, l’ostéopathe ne fait pas seulement confiance à ses mains, il use de toutes ses capacités de perception, il observe le comportement du patient, il écoute sa manière de parler, il peut percevoir des odeurs, bref il est réceptif à toutes sortes d’informations, par tout son corps et par tous ses sens et pas seulement par ses mains. De plus, certains ostéopathes sont amenés à percevoir différemment car ils développent une forme de réceptivité, réceptivité nécessitant un état intérieur libre et stable.  Dans cette approche, le thérapeute ne pourra rien percevoir s’il ne se perçoit pas lui-même d’abord, il ne pourra pas s’affranchir des informations venant de son propre corps s’il n’est pas présent à lui-même. Cette disposition intérieure particulière permet à l’ostéopathe d’être préparé à recevoir ce qui se présente sans l’avoir imaginé à priori, une disposition propice à la réceptivité de la nouveauté [1] (pp. 59-68).

Ceci dit, le travail de l’ostéopathe peut être vu comme une façon de relancer la capacité du patient à être ce qu’il est en devenir, et cela en attirant son attention sur ce qui s’est figé en lui. Cette attention est une mise en mouvement, c’est une tension vers une conscience ouverte à soi.

On se représente souvent l’ostéopathe comme un mécanicien du corps. Il tire, pousse, aligne les os, les viscères. Relâche les muscles, assouplit les ligaments. Tout cela est juste, mais ce qui se joue dans les séances d’ostéopathie va plus loin. Il arrive qu’en travaillant sur une tension viscérale l’ostéopathe perçoive en lui une émotion qui ne semble pas liée à son vécu, et qu’au même moment le patient décide de partager son ressenti qui s’avère concorder avec celui de l’ostéopathe, à la manière d’une « impression ». Il arrive qu’en plein milieu d’une séance le patient éclate en sanglot ou explose de rire sans qu’il comprenne lui-même l’origine de cette manifestation, et que cela corresponde justement au moment où en tant que thérapeute je ressens le relâchement de la tension sur laquelle je travaillais.

Ces expériences perceptives étonnantes amènent un questionnement : Concrètement, comment peut-on penser ce qui échappe au registre explicatif ? La répétition de ces évènements perceptifs et leur efficience dans le traitement des patients m’a permis d’accepter qu’il ne s’agit pas de productions de mon imagination. Non, il s’agit bien d’effets produits par le réel et qui sont porteurs de sens. Pourtant, bien que la perception soit une évidence pour moi au moment où je la perçois, il n’est pas possible de justifier un discours scientifique uniquement sur la base de l’expérience personnelle.

Dans les faits, la démarche de l’ostéopathe relève d’une pratique qui est complexe. Elle est par excellence, dans le domaine de la santé, une manière de penser qui est avant tout sensible aux liaisons, implications et interactions mutuelles [1] (p.181). L’ostéopathie s’apparente à un « art de la complexité » qui met au travail la capacité d’un être complexe, le patient, à s’adapter au réel dans lequel il évolue et avec lequel il interagit. En fait, plus précisément, il s’agit de l’interaction de deux systèmes complexes, le corps sentant et percevant du thérapeute, et le corps senti et perçu du patient, qui forment eux même un système plus large.

2. Enjeux de reconnaissance et légitimité

Nous l’avons évoqué plus haut, l’ostéopathie est une pratique complexe. Aujourd’hui, lorsque la pratique de l’ostéopathie est interrogée, la question de la légitimité du savoir-faire est mise en parallèle avec la capacité à apporter la preuve de son efficacité. À ce propos, J.M. Gueullette, a beaucoup travaillé sur la question du rapport de l’ostéopathie à la science médicale, et dans son livre L’ostéopathie, une autre médecine, il pose la question suivante :  « Quelle va être la réponse des ostéopathes à ces mises en demeure de développer des formes de recherches qui soient fiables ? Devront-ils infléchir leurs pratiques pour leur permettre de rentrer dans les méthodes de la recherche médicale ou sauront-ils imaginer des modèles adaptés ? » [1] (p. 130).

Notre groupe de recherche E.C.O. (Emergence, Complexité, Ostéopathie) est né de la volonté de plusieurs ostéopathes de développer des outils adaptés pour penser l’ostéopathie. Effectivement nous pensons qu’il est urgent de doter l’ostéopathie d’une épistémologie qui lui soit propre. Le caractère urgent de cette entreprise est appuyé par l’observation que nous faisons au sein même de notre profession, d’un courant de pensée qui considère qu’il faut contraindre la réalité de notre pratique pour la réduire à un ensemble de techniques qu’elle serait capable de justifier par une démarche d’évaluation expérimentale basée sur le réductionnisme [3]. Certains auteurs de ce courant de pensée renvoient dos à dos les ostéopathes en décrivant une ostéopathie progressiste, la leur, que l’on pourrait qualifier de réductionniste.  Le reste de la profession est considéré comme traditionaliste, passéiste, pratiquant une sorte d’ostéopathie vitaliste.

Plutôt que d’opposer réductionnisme et vitalisme, qui sont deux conceptions différentes en philosophie des sciences, et de demander aux ostéopathes un choix par défaut, nous proposons d’adopter une position médiatrice entre ces deux antithèses classiques. La philosophie de l’émergence s’inscrit dans cette voie alternative. En effet, cette philosophie propose une rationalité particulière, à dimension épistémique, pour penser les phénomènes complexes. Et toute la difficulté de l’émergence réside dans sa capacité à capturer ce qui apparaît de prime abord comme une contradiction. Elle refuse à la fois la dichotomie corps-esprit du vitalisme, et l’identité stricte du matérialisme ontologique.

Nous allons maintenant insister un peu sur cette position singulière qui nous semble faire de l’émergence un concept particulièrement intéressant pour étudier l’ostéopathie.

3. Émergence et ostéopathie, entre physicalisme et antiréductionnisme

L’idée d’un concept d’émergence vient de John-Stuart Mill qui, dans A system of logic, considère que la juxtaposition et l’interaction des parties constitutives d’un être vivant ne suffisent pas à expliquer les propriétés de ce dernier [4]. Ce mouvement de pensée date de la deuxième moitié du 19ème siècle et il s’inscrit comme une proposition intermédiaire entre le mécanisme et le vitalisme.

Dans la philosophie de l’émergence, ce qui émerge, c’est de la nouveauté. Cette nouveauté est complexe et elle ne peut pas se résumer à l’étude des parties qui la composent. Elle possède des propriétés d’un genre nouveau, qui ne préexistaient pas dans les éléments qui la constituent.

Dans notre travail de lecture de l’ostéopathie à l’aune de la philosophie de l’émergence nous nous appuyons sur les travaux d’Olivier Sartenaer, licencié en sciences physiques et docteur en philosophie, il a beaucoup travaillé à délimiter le périmètre épistémique du concept d’émergence. Voici la définition générale qu’il propose de l’émergence : « Certains systèmes naturels conçus comme collections d’entités en interrelation, manifestent des propriétés qui transcendent la simple agrégation de leurs constituants sous-jacents. » [5] Autrement dit, et selon l’adage d’Aristote dans la Physique : « le tout est autre que la somme de ses parties » [6], cela parle à la fois de l’irréductibilité du tout à ses constituants, mais cela pose aussi la notion de dépendance de la propriété émergente à la base de survenance de laquelle elle émerge.

Continuons la définition : « De tels systèmes naturels possèdent des propriétés qualifiées d’émergentes, en ce sens que leur existence ne peut être extrapolée ou anticipée sur la base d’une connaissance, fut-elle exhaustive, des propriétés des parties du système. » [5] Il s’agit là de la deuxième condition indispensable pour encadrer un émergent, à savoir la notion de nouveauté.

On pourrait également formuler l’émergence comme étant une relation empirique entre deux relata, … à savoir, un « émergent » E, et sa base d’émergence B, qui est telle que les deux idées suivantes dites de « dépendance » et de « nouveauté », sont simultanément rencontrées :

(Dépendance) : E est dépendant de – ou déterminé par – B

 et malgré cela,

(Nouveauté) : E est nouveau – ou autonome – par rapport à B.

Pour qu’un phénomène puisse être considéré comme émergent il doit répondre à plusieurs critères. La survenance, l’holisme et la causalité descendante sont les trois critères que définit O. Sartenaer [5] sur la base de la définition que nous avons plus haut.

L’holisme, est le surgissement d’au moins une propriété nouvelle non comprise dans une des parties sous-jacentes. Cette propriété est bien sûr systémique, c’est-à-dire qu’elle dépend de la mise en relation des éléments du système qui permet l’émergence. Et cette propriété systémique est d’un genre nouveau par rapport aux propriétés de ses constituants. Par exemple, l’atome de carbone n’est pas vivant, ni même la molécule d’acide-aminée. Mais la cellule l’est [7]. (Ici on parle de la vie comme étant une propriété émergente.) Pour le cas de la perception ostéopathique, elle respecte également le critère d’holisme dans le sens où elle ne préexiste pas dans une des parties du couple patient-thérapeute. Elle n’est présente ni chez le thérapeute isolé ni chez le patient seul. Il existe bien une capacité à sentir chez chaque être vivant, mais il ne s’agit pas de perception ostéopathique. La perception n’est pas juste le fait de noter une sensation, c’est aussi l’action de penser ce qui est senti (consciemment ou non). Cette action ne peut être réalisée qu’en présence de l’ostéopathe et du patient. En effet bien que l’ostéopathe soit capable de penser ce qu’il ressent sans qu’un patient soit présent, il ne s’agit pas de perception. Il pourrait se l’imaginer et penser une représentation potentielle du patient qu’il va consulter mais cela n’est pas de la perception ostéopathique, c’est de l’imaginaire. L’holisme est donc bien respecté puisque la perception ostéopathique du patient par le thérapeute n’est présente en soi que dans le couple patient-thérapeute.

La causalité descendante est la faculté d’un système complexe à agir sur ses parties et ses composants, voire de les modifier, tant dans leur structure que dans leur nature. Pour reprendre l’exemple de la cellule on peut dire que celle-ci est composée entre autre de lipides, d’acides aminées etc. et elle est capable d’agir sur ses propres composants. Elle peut faire entrer d’autres molécules dans son système et en changer la nature ; et cela tout en conservant une relative autonomie de son identité de cellule (par exemple un globule rouge reste un globule rouge qu’il ait fixé de l’oxygène ou non). Cette causalité descendante est elle aussi respectée pour plusieurs raisons dans le cadre de la perception ostéopathique. En effet, la perception est bien une action qui implique la mise en relation de plusieurs éléments réels. Or une action, par définition, modifie le réel, (nous le constatons au quotidien, les tissus du patient commencent déjà à se modifier au moment même où nous posons les mains sur eux). L’acte perceptif en soi va donc bien modifier la partie du système que constitue le patient. De l’autre côté, le thérapeute qui perçoit le patient n’est plus le même au moment où il le perçoit comparativement à ce qu’il était avant la séance. En effet cet acte perceptif constitue une nouvelle mémoire du vécu du thérapeute, qui modifie son système nerveux central et qui peut potentiellement influencer ses futures consultations. Il y a donc causalité descendante dans le phénomène perceptif ostéopathique.

Voilà un exemple du travail que nous nous appliquons à réaliser en ce moment au sein du groupe E.C.O. Nous travaillons actuellement à caractériser les lieux potentiels d’émergence et à en vérifier la cohérence avec les critères proposés par O. Sartenaer. Ce travail se réalise par l’analyse de cas cliniques relatant l’expérience ostéopathique. Afin d’inscrire cette démarche dans une méthodologie qui soit exploitable malgré le caractère subjectif de l’expérience ostéopathique nous nous sommes tournés vers l’utilisation des entretiens d’explicitations de Pierre Vermersch [10].

4. Interrogations et limites 

Le concept d’émergence est donc plutôt séduisant pour nous permettre de définir une épistémologie de l’ostéopathie.  Pour autant nous prenons en compte les critiques que suscite ce concept d’émergence, et nous travaillons actuellement avec le philosophe P. Gagnon sur le caractère intenable du physicalisme non réductible, qui constitue selon le métaphysicien américain Jaegwon Kim, la première opposition conceptuelle à la possibilité de l’émergence [8].

Selon J. Kim, l’émergence n’est pas tenable car la coexistence de la survenance et de la causalité descendante dont nous avons parlé plus tôt impliquerait que certains évènements soient systématiquement surdéterminés causalement (auquel cas il n’y a pas d’émergence) soit que la clôture causale [8-9] du monde physique peut être rompue. (La clôture causale du monde physique postule que chaque événement physique a une cause physique suffisante.)

O. Sartenaer propose une première réponse [9] à la critique de J. KIM et nous continuons la réflexion pour ne pas enfermer notre travail dans une impasse métaphysique.

5. Travaux en cours et perspectives

L’élaboration d’un nouveau modèle acceptant le caractère émergent de la pratique ostéopathique et de la perception singulière dont les ostéopathes sont les sujets permettrait :

– De développer des outils méthodologiques et pédagogiques adaptés, notamment en ce qui concerne l’apprentissage de la dimension systémique et holistique de l’ostéopathie. Mais aussi en ce qui concerne l’apprentissage de la qualité d’être singulière qui permet à la perception ostéopathique d’émerger.

– D’améliorer la compréhension que les ostéopathes ont de leur propre pratique en leur donnant des outils de pensée qui permettent de mettre en dialogue complexité et rationalité dans un système d’ordre ouvert qui accepte qu’il existe un pluralisme des rationalités.

– D’admettre que dans la pratique du soin, la rencontre entre deux êtres puisse créer les conditions potentielles permettant l’apparition d’une nouveauté qui puisse prendre la forme d’une perception, d’une modification de l’un des systèmes. Admettre que cette nouveauté étant imprédictible et irréductible elle ne puisse pas uniquement faire l’objet d’une étude par les sciences expérimentales telle que nous les connaissons aujourd’hui.

– D’appuyer les initiatives valorisant la subjectivité de notre pratique tout en créant de l’intersubjectivité pour construire du commun autour du partage de l’expérience ostéopathique, notamment dans des groupes de supervision de thérapeute. Cela renforcerait par la même occasion la dimension éthique de la relation de soin des ostéopathes.

Conclusion

Concluons en rappelant que cet exposé n’affirme pas que le réductionnisme doit être délaissé par les ostéopathes, mais plutôt qu’il se doit d’être systématiquement enchâssé dans une réflexion plus globale. Comme le propose E. Morin, la pensée complexe se doit de distinguer et de joindre en même temps dans une même opération [11]. De cette manière l’ostéopathie pourra continuer de s’enrichir de chaque nouvelle découverte scientifique tout en acceptant que la science expérimentale ne pourra peut-être jamais rendre compte de ce qui est réellement en jeu dans notre pratique.

La rencontre entre le patient et l’ostéopathe nécessite que le thérapeute soit présent sans être centré sur lui mais en étant conscient du soi-percevant. L’originalité de l’ostéopathie est de proposer une discipline qui accepte l’individu qui la pratique dans l’intégralité de son être. En proposant comme principal outil d’investigation la perception, l’ostéopathie accepte d’emblée qu’il y ait autant de formes d’ostéopathies qu’il y a d’ostéopathes percevants. Cette richesse se doit d’être sauvegardée en s’interdisant de rendre l’ostéopathie « non-opérateur dépendant ».

Références

1. J.M. Gueullette, L’ostéopathie, une autre médecine, Rennes, PUR, 70, 59-68, 181, 130 (2014).
2. World Health Organization, Benchmarks for Training in Osteopathy, 1 (2010).
3. W. Salem, Y. Lepers, Vers une ostéopathie progressiste, Mains libres, 3, 4-5 (2018).
4. J.S. Mill, De la composition des causes, Paris, Librairie Philosophique de Ladrange, 405-414 (1866).
5. O. Sartenaer, Définir l’émergence, Revue des Questions Scientifiques, 181-3, 372 (2010).
6. Aristote, La Métaphysique, 2, Paris, Vrin, 474 (1986).
7. F. Revol, La nouveauté dans l’histoire de la nature, Paris, Vrin, 218 (2015).
8. J. Kim, Physicalism, or something Near Enough, Princeton, Princeton University Press, chap.2 (2005).
9. O. Sartenaer, Qu’est-ce que l’émergence, Paris, Vrin, 56-64 (2018).
10. P. Vermersch, L’entretien d’explicitation, Paris, ESF (2010).
11. E. Morin, Introduction à la pensée complexe, Paris, Seuil, 103-104 (2005).


L’Ostéo4pattes – Site de l’Ostéopathie remercie les auteurs, Jean Fiore et Marjolaine Bouaissier, ainsi que Web Of Conférence de l’avoir autorisé à publier la traduction de l’article original.

 

1 réflexion sur “A la recherche d’une épistémologie de la singularité comme prémices à une science ostéopathique”

  1. Jean François Marchand

    La philosophie de l’Émergence et de la Complexité au service de l’Ostéopathie
    Merci à Jean et Marjolaine pour élargir le débat sur une approche plus nuancée de la notion d’émergence, ainsi que des pistes de réflexion sur la place de l’ostéopathie dans l’arsenal thérapeutique. Comme le souligne, les deux auteurs, c’est bien la rencontre des univers complexes du patient et du praticien qui définissent la singularité de la rencontre. Ce dernier point confirme à quel point la pédagogie sur ces questions « essentielles » doit être au centre de vos recherches….Bien à vous

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