Perception de la réalité par le toucher
Étude ethnométhodologique sur le toucher dans la pratique d’un village d’ostéopathes
Michel ATTIA, DO.
Michel ATTIA, DO. attia.michel@gmail.com
Site : Coaching by Osteolink®
Mémoire réalisé à l’Université Paris 8, Saint-Denis, dans le cadre du DESS d’Ethnométhodologie et soutenu le 6/10/06.
Approbation de publication autorisée avec référencement.
Publication du mémoire par les Presses du Lema (Laboratoire d’ethnométhodologie appliquée).
Publication d’un article (à partir du mémoire) dans « Les cahiers d’ethnométhodologie » N°2. Revue publiée par les Presses du Lema.
Le Site de l’Ostéopathie remercie Michel Attia de l’avoir autorisé à publier cette étude
Perception de la réalité par le toucher
Résumé
Le sens du toucher chez les ostéopathes. Quelle réalité perçoivent-ils ? L’article couvre les questions que je me suis posées sur la réalité de ma perception du corps de l’autre, confrontée aux réponses d’un groupe d’ostéopathes de même obédience. Ce questionnement s’est fait jour, car j’ai eu à parler de ma pratique du toucher dans un mémoire de DESS en ethnométhodologie. Je me suis posé un certain nombre de questions et je les ai posées à mes collègues. Mais in fine, c’est une étude effectuée sur ma propre perception, je me suis observé en train de pratiquer en passant mon toucher au crible de l’ethnométhodologie. Il m’a donc fallu montrer ce que je fais vraiment, comment font mes collègues, et comment je fais, moi, pour revenir aux choses mêmes. Cela peut ressembler à un débat philosophique, en tant que je suis amené à appréhender quelle est la réalité de ma (notre) perception, ma conception, mes sensations, et la représentation de la chose perçue à partir du toucher ?
Mots clés : Le toucher, perception, réalité, ostéopathie, ethnométhodologie.
How is reality perceive through the sense of touch ?
Abstract
What reality do osteopaths perceive through their sense of touch ? This article recapitulates the questions that I have asked myself about my perception of other persons’ bodies in the course of my own practical experience as an osteopath, and the answers that a group of colleagues of the same school as mine provided when I consulted them on the subject. These questions cropped up when I was writing a thesis for a postgraduate diploma in ethnomethodology, in which I had to describe my experience of touch. If I did turn my own experience critically through the prism of ethnomethodology, my problem being to explain what I or my colleagues actually do to reach an understanding of the objects we seek to perceive. This may indeed resemble a philosophical debate, in so far as I am led to tackle such issues as the reality of sensory perception, the conceiving of ideas, sensations, or the mental representation of objects percieved through touch.
Key words : sense of touch, perception, reality, osteopathy, ethnomethodology.
Introduction
Cet article s’appuie sur mon mémoire de DESS soutenu à Paris 8 le 6/10/06 : « Le toucher dans la pratique d’un village (1) d’ostéopathes. Étude ethnométhodologique sur la perception de la réalité par le toucher ». Il concerne le sens du toucher et son utilisation particulière par les ostéopathes membres de ce village. Ce n’est pas le toucher de tous les ostéopathes, bien que ce soit un toucher spécifique qui relie les ostéopathes. Sans ce toucher, il n’y aurait pas d’ostéopathie.
L’objectif de cette étude est de montrer quelle réalité, les ostéopathes de ce village appréhendent lorsqu’ils touchent un patient. Comment sentent-ils ce qu’ils sentent, comment font-ils (d’une manière pratique) pour toucher, quelles sont leurs ethnométhodes (voir infra) ?
Je me suis immergé dans ce courant « rebelle » de la sociologie « classique » Durkheimienne. Cette version « interactionniste » de la sociologie, marque une façon différente d’analyser la société. Selon cette vision, c’est dans la dynamique des échanges entre les personnes que l’on peut saisir le jeu social, où ce dernier n’est pas une donnée, mais un processus que le chercheur doit décortiquer par l’observation in situ. D’où l’importance de l’immersion dans le milieu étudié. L’ethnométhodologie va donc s’intéresser aux raisonnements pratiques que mobilisent les gens dans leur quotidien : les éthnométhodes. La difficulté pour le chercheur, est d’avoir des outils d’observation assez fins et fiables, pour pouvoir à la fois être impliqué dans les échanges qui produisent du sens pour lui et les autres membres, et à la fois se « retirer » de ces échanges, de cette vie commune, pour en attester le fonctionnement et en retirer une analyse productive de sens, pour lui en tant que membre, et en tant qu’ethnométhodologue.
Ce n’est pas une étude scientifique du toucher que je propose ici. J’entends par « scientifique », hypothèses, réfutabilité, etc. C’est une étude de « l’intérieure », car « Tout ce que je sais du monde, même par science, je le sais à partir d’une vue mienne ou d’une expérience du monde sans laquelle les symboles de la science ne voudraient rien dire. Tout l’univers de la science est construit sur le monde vécu […] » [Merleau-Ponty 1945, p. II-III]. Mais la méthode reste précise et rigoureuse.
L’ethnométhodologie *
Ethnométhodo/logie : la science des ethnométhodes (logie pour logos : la science, l’étude de…).
Le terme ethnométhodologie a été créé par un sociologue Américain dans les années 60, Harold Garfinkel, inspiré par les ethnosciences. Ethnomédecine, ethnobotanique, ethnopsychiatrie, etc., toutes forment les ethnosciences. Ce sont les sciences pratiquées, incarnées dans un milieu particulier, local. L’ethnométhodologie désigne donc une discipline qui étudie la façon dont un groupe résout ses problèmes concrets, et les ethnométhodes sont les façons de penser, de décrire la pensée, d’agir, propres à une société donnée, un village d’ostéopathe ici. Harold Garfinkel, en expliquant ce qu’il entend par ethnométhodologie a clairement noté que : « Les études qui suivent se proposent de traiter les activités pratiques, les circonstances pratiques et le raisonnement sociologique pratique comme des thèmes d’étude empirique, en accordant aux activités les plus communes de la vie quotidienne, l’attention habituellement accordée aux événements extraordinaires. Elles cherchent à les traiter en tant que phénomènes de plein droit ». [Garfinkel 1984, chp. 1]
Les ethnosciences cherchent à comprendre comment les sociétés tentent de donner du sens au monde qui les entoure. L’ethnométhodologie cherche à comprendre comment on produit du sens dans les activités quotidiennes, les interactions entre individus. Elle se fixe comme objectif, d’étudier ces ethnométhodes à l’aide d’un ensemble cohérent d’outils conceptuels pour la description et la compréhension d’un terrain. Elle étudie donc ces procédures par lesquelles nous expliquons, nous construisons et nous négocions le sens de chacune de nos actions pratiques, en se mettant au service de l’observation des actions pratiques des sujets et des procédés qu’utilisent les membres d’un village, devant des situations particulières.
Les questions d’épistémologie sont centrales en ethnométhodologie, qui pourrait s’intituler hyper rationalité (2). Il existe une tentative de durcissement méthodologique, de renforcement de la scientificité de l’activité de l’ethnologue. Elle apporte une réflexion très approfondie sur ce qu’on a ou pas, le droit de dire, comment on dit les choses, comment on fait les études, comment on mène les travaux de recherche. Donc, justement un énorme travail d’épistémologie sur la discipline ethnométhodologique.
Les problèmes de méthodologie sont déjà conséquents lorsqu’il faut étudier les mythes, les danses sacrées, les activités sexuelles et la nutrition des peuples « premiers ». Mais lorsqu’il nous faut étudier la façon dont les gens expliquent ce qu’ils sont en train de faire, nous avons à ce moment-là, un vrai problème de méthode. Nous sommes alors, en train de travailler à des niveaux dans lesquels le langage intervient de façon centrale, et dans lesquels la rigueur de l’observateur est la seule chose qui lui permette de ne pas sombrer dans le journalisme, les discussions de comptoir, ou les interprétations abusives. Cet observateur – moi pour cette étude – n’a pas d’objet réel sur lequel il puisse s’appuyer : il est en train de relater « ce qui se passe dans la tête des gens ». Le grand danger, ce serait de faire de la théorie, coupée de la pratique (3). Garfinkel nous dit bien que la seule chose qui compte pour l’ethnométhodologue, c’est de faire l’étude des activités pratiques. Et l’étude des activités pratiques, en elle-même, est une activité pratique.
L’ethnométhodologie n’a aucun intérêt dans la construction de théories générales. Son but est la description compréhensive d’un terrain particulier. L’objet de cet article est bien les ethnométhodes utilisées, décrites et pratiquées dans notre village d’ostéopathes, pour percevoir la réalité de ce que nous touchons avec nos mains lorsque nous traitons un patient.
Pour produire ces descriptions, j’ai utilisé l’observation participante, dans laquelle « L’observateur est une partie de l’observation » [Lévi-Strauss 1958] pour privilégier l’observateur / acteur, à la fois sujet et objet de son observation et devenir ainsi un « observacteur » [Morin 1999, p. 17] . C’est pourquoi le ton de cet article est résolument à la première personne pour dire la sensibilité, l’intériorité avec lesquelles je me suis impliqué dans ce que j’ai observé en imprégnant les descriptions de ma subjectivité, car il n’y a pas d’un côté un observateur et de l’autre la réalité qu’il étudie. « Tout voir doit être rattaché à un ‘je’ qui le regarde, le vu n’existe et ne prend sens que dans cet interaction du regardant et du regardé, du voyant et du visible » [Aurégan 2001, p. 617]
Pour moi, l’ostéopathie est l’école de l’écoute, de la lenteur, de l’attention et de la concentration. L’écoute du corps de l’autre et du mien. Mais si le corps de l’autre parle, ce n’est pas avec un langage verbal. C’est un langage silencieux, non-verbal. Le langage des tissus du corps est le mouvement : « […] le mouvement est l’acte le plus important, en ce que toutes les fonctions empruntent son concours pour s’accomplir » [Marey in Mannoni 1999, p. 51].
Pour percevoir ces tissus, nous, ostéopathes, utilisons le toucher, il me faut donc maintenant développer les différentes approches que j’ai utilisées pour expliquer ce toucher.
* L’image ci-dessus provient du site Ethnoinformatique.fr
Théorie sur le toucher
Les limites du langage pour décrire le toucher
La question qui est posée ici, relève de la complexité inhérente aux sens, globalement, et au toucher, qui me préoccupe plus particulièrement dans cette étude. Il est certain que pour décrire le toucher, je me dois d’utiliser un langage qui fasse sens pour le plus grand nombre. Mais Ludwig Wittgenstein pointe un vrai problème de fiabilité du langage quant à son exacte transcription de la réalité : « la limite du langage est montrée par l’impossibilité de décrire un fait qui correspond à un énoncé sans répéter l’énoncé lui-même » (4). D’une autre manière, l’indexicalité, concept central pour l’ethnométhodologie, pointe sur le comment s’organise notre système d’information. Ce concept apparu avec Joshua Bar Hillel [Bar Hillel 1954, p. 359-379] explique que dans une langue naturelle chaque mot renvoie à une réalité, et donc, chacun partage cette réalité à laquelle renvoient ces mots. Mais, il n’y a pas seulement le partage : la description du sens des mots n’est stable pour aucun des humains. L’exemple classique de la « table » en fournit la preuve : selon que l’on mange dessus ou que l’on s’assied dessus, cette table change d’état pour devenir une « chaise ». Évidemment on peut poursuivre à l’infini la démonstration pour une kyrielle de mots. Ainsi, lorsque je décris une rose à un auditeur, nul détail ne permettra qu’il s’en fasse une idée approchante. Il manque l’élément essentiel : l’expérience de la rose.
Mais si je veux transmettre une compréhension du toucher, il n’y a que l’expérience du toucher, la pratique du toucher qui vont pouvoir éclairer la compréhension de l’auditeur. On voit de nouveau poindre une difficulté logique : comment fait-on pour étudier quelque chose, avec cette chose elle-même, et ici, comment fait-on pour étudier le toucher avec le toucher ?
Comme l’indexicalité s’intéresse spécialement aux mots véhiculés par le langage, on pourrait dire que l’indexicalité est centrale pour le comment s’organise notre système d’information. Pour les membres de notre village, seul le toucher peut discriminer l’origine d’un dysfonctionnement tissulaire. Comment ? MAO (Michel Attia Ostéopathe) dira : en « suivant » le dysfonctionnement, en « étant » le dysfonctionnement, en étant le toucher et non plus en se contentant de toucher. Ce toucher-là m’amène à l’endroit en dysfonctionnement que je testerai d’une manière plus « objective » (5) pour émettre un diagnostic puis appliquer le traitement (manuel) adapté. Moi, MAO, je ne connais pas les mots qui vont précisément décrire ce que veut dire suivre et être le dysfonctionnement, être le toucher, « Ce n’est pas le réel que les hommes perçoivent mais déjà un monde de significations » [Le Breton 2006, p. 27]. Dans notre village, c’est un allant – de – soi (6) de « suivre les tissus », nous ne nous posons pas la question de savoir si lesdits tissus « bougent » ou pas. Ce n’est cependant pas une croyance en tant que les membres de ce village s’appuient sur l’expérimentation, la confrontation, l’anatomie, la physiologie, etc., les tissus bougent, cela fait sens pour chacun des membres.
Perception de la réalité et réalité de la perception
Le toucher est une perception, un ressenti. En tant que tel on ne peut mettre en doute la réalité de ce qu’exprime celle ou celui qui touche, car « Les activités perceptives, à chaque instant, décodent le monde environnant et le transforment en un tissu familier, cohérent, […] » [Le Breton 2006, p. 17]. La difficulté arrive quand la question se pose : qu’a t-on ressenti, vraiment ? Dans cette communauté, ce village, « ces perceptions, si elles varient d’un individu à l’autre, elles s’accordent à peu près sur l’essentiel » [Le Breton 2006, p. 16] : nous sommes tous d’avis pour dire qu’une vertèbre est inclinée à droite, tournée à gauche et penchée en arrière, c’est le résultat approuvé par le village. Mais jamais nous n’avons cherché à savoir comment nous pouvons dire que nous sentons cela. Nous nous accordons sur le résultat final (la dysfonction ostéopathique, le diagnostic) comme si nous avions fait un saut conceptuel entre la prise de contact avec cette vertèbre et la conclusion de sa position dans l’espace. Et pourtant nous partageons le même avis ! Cela fait sens pour nous ostéopathes, et il n’y a que les ostéopathes pour ressentir cela, s’il n’y a plus d’ostéopathes il n’y a plus de dysfonction ostéopathique. Je pourrai dire que cette dysfonction est l’account (7) des ostéopathes en tant qu’elle a du sens pour nous ostéopathes, qui distinguons un monde de phénomènes de choses qui sont prises en tant qu’elles ont du sens (la dysfonction, la perte de mobilité, la restriction tissulaire, etc.). Les non-ostéopathes ne peuvent rien dire du monde que nous percevons, pour eux c’est le « monde de l’indicible ».
Terrain d’étude et méthodologie
Villages observés
Bien que le véritable village de cette étude soit Michel Attia ostéopathe, l’étude porte sur trois villages dont les membres ont participé à la création (1987) et à la dynamique du collège ostéopathique européen, COE. Je les considère donc pour cette étude comme ne faisant plus qu’un seul village. Le premier village se compose de trois ostéopathes toujours enseignants au COE ; le deuxième est le village d’une ostéopathe ex-membre de l’équipe enseignante du COE, le troisième est le village de Michel Attia ostéopathe ex-membre du COE. J’ai donc interrogé 4 personnes.
Le premier village (des trois ostéopathes du COE) est nommé V1, le deuxième village est nommé V2, le village de Michel Attia est nommé V3.
Les trois membres de V1 sont nommés dans l’ordre des entretiens d’enquête : premier ostéopathe de V1, deuxième ostéopathe de V1 et troisième ostéopathe de V1, soit : 1V1, 2V1, 3V1. L’ostéopathe du deuxième village est simplement nommé V2. Michel Attia est nommé : MAO pour Michel Attia Ostéopathe, ou parfois V3, et MAE pour Michel Attia Ethnométhodologue, lorsque ce dernier observe MAO en train de pratiquer.
Je décris donc ici, le village d’une seule personne, moi avec moi, ma conception, ma sensation, dans le village que forment toutes ces entités faites de moi-même, car à ce niveau, il ne s’agit plus seulement de « décrire les choses », mais de comprendre comment elles sont comprises. Bien qu’interrogeant les autres membres du village, pour accéder à cette compréhension, je ne peux faire autrement que d’aller puiser dans ma position personnelle, dans mon expérience vécue, un certain nombre de choses qui me semblent indispensables pour comprendre le phénomène du sens dans le toucher, et sur quelle réalité je m’appuie lors de cette perception. C’est pourquoi « Nous nous tournons vers ma propre expérience en tant que telle […] parce qu’il y a nulle part où aller si nous voulons accéder au processus de l’expérience directe ». [Wieder 1990, p. 144-172]
Questionnaire :
Le questionnaire semi directif est testé sur V2 le 21/06/06, puis intégration de V2 dans l’étude. Interview de 1V1, premier ostéopathe du COE le 28/06/06, de 2V1 le 18/07/06 et de 3V1 le 20/07/06. Matériel de recueil de données : dictaphone numérique Olympus, VN-960PC.
Les questions 2 et 3 se rapportent au toucher proprement dit, elles sont donc centrales à l’étude. Elles sont longuement analysées dans le mémoire du DESS. Les autres questions servent à dégager les allant-de-soi du village sur des questions générales que le monde ostéopathique se pose régulièrement. Faute de place, je ne puis les développer dans cet article.
1. Qu’est-ce que la « bonne » ostéopathie, la « vraie » ? Qu’est-ce qu’un « bon » ostéopathe ?
2. Comment peux-tu savoir que tu sens ce que tu sens, quand tu pratiques ? Qu’est-ce qui te fait dire cela ?
3. Comment savoir qu’on a la perception de la chose même qu’on essaie de percevoir, et non pas une représentation de la chose perçue ?
4. Est-ce que pour toi, la « science » ostéopathique est une science objective ou subjective ?
5. A quel niveau universitaire penses-tu être (équivalence universitaire) aujourd’hui en tant que professionnel ostéopathe ?
6. A quoi reconnaît-on les ostéopathes formés par votre école ? En d’autres termes, quelle est la spécificité de votre enseignement ?
7. D’après toi, y a-t-il des bases scientifiques sérieuses des principes qui gouvernent l’ostéopathie que tu pratiques et / ou que tu enseignes ?
Le toucher ostéopathique
au crible de l’ethnométhodologie
L’ostéopathe et son toucher. Si on lui demande de quoi est fait ce toucher et comment il fait pour sentir ce qu’il sent, il répondra de milles manières, mais, au bout du compte, il est évident que – presque – personne (dans le monde ostéopathique) ne sait ce qui se passe réellement sous ses mains et dans ses mains. Il n’y a que l’ethnométhodologue qui se pose la question de savoir comment – on – fait – ce – qu’on – fait. Lui seul a les outils efficaces pour faire émerger une réponse satisfaisante.
Seul, un recul sur ma (notre) pratique du toucher, permet de comprendre ce qui peut se passer lorsque nous touchons un corps. L’indifférence ethnométhodologique (8) a son plein emploi ici et maintenant.
Première prise de recul
Dans mon propre village (V3), les actions que je mène en tant que MAO font sens pour moi. Lorsque j’interroge les membres du COE, mon ex-village (V1) ou V2, nos échanges font sens pour eux et pour moi, tant qu’il s’agit d’ostéopathie. Le sens de notre travail est le sens commun.
Lors de ce premier pas en arrière, je me mets en posture d’indifférence par rapport aux intérêts pratiques des membres de V1, de V2, mais aussi de V3 lorsque je m’intéresse à mon propre village. Avant cette prise de recul, cette indifférence ethnométhodologique, nous partagions V1, V2 et moi-même, le sens commun pour pouvoir atteindre nos objectifs pratiques. Nous étions membres car nous avions la même ethnométhode ostéopathique : celle du village du COE.
Dans cette posture d’indifférence ethnométhodologique, je me déconnecte des intérêts pratiques des membres de V1, ce qui m’a permis de rendre compte de phénomènes qu’il ne m’était pas possible de décrire avant, quand j’étais membre du village. Un exemple de ce que ce pas en arrière a pu révéler : « je n’ai pas de mobilité » ou « il n’y a pas de mobilité ». Cette expression typique des membres de V1, V2 et V3, n’est pas la perception directe de la chose elle-même (il me faudrait dire : je ne sens rien). C’est un raccourci fréquent, un véritable saut conceptuel. Cette perception devient en fait interprétation, voire induction (auto-induction) d’un dysfonctionnement. Lorsque je dis : « je ne sens pas de tension », je n’anticipe pas sur le diagnostic futur, mais lorsque j’annonce que « je n’ai pas de mobilité », cela augure directement que l’organe exploré (ou quelque autre tissu) est en dysfonctionnement. « Je ne sens pas de tension » : je parle de ma sensation, mon ressenti ; « je n’ai pas de mobilité » : je parle directement du tissu analysé sans avoir fait le parcours de moi à lui et donc, sans le retour d’information qui en découle.
Je conclus, que cette interprétation qui est faite entre le manque de mobilité et la non-perception de cette mobilité est due à une construction de l’esprit d’un modèle normal du monde (je ne sens rien, donc, dans mon monde il n’y a pas de mobilité), il y a inférence au monde de ma normalité.
Le premier pas de recul que je peux effectuer en tant que MAO, c’est que lorsque je suis MAO pratiquant l’ostéopathie, au lieu de me laisser guider par les tissus et me « fondre » dans leurs informations, je me pose la question, j’analyse ce qui se passe sous mes mains. La question qui se pose lors de ce recul est simple : « est-ce que je sens bien ce qui arrive ou bien est-ce une invention de ma part ? ». Pendant ce pas de recul il y a une vérification de ce que le membre Michel Attia Ostéopathe est en train de faire, de pratiquer. C’est le seul niveau de recul accessible à MAO, et c’est sans doute le seul pour les autres membres.
Deuxième prise de recul
En ostéopathie, quand MAO soigne un patient, il développe des éthnométhodes pratiques et personnelles. Il a une façon de négocier, de construire et d’expliquer le sens du monde qui se présente à lui. MAO et son patient sont deux mondes séparés qui vont se rencontrer et s’intriquer le temps du traitement.
MAO ne peut pas analyser ces différents paramètres pendant qu’il traite « son » patient. Il ne cherche pas à comprendre – au sens théorique et intellectuel – le patient, il cherche à comprendre l’organisation corporelle – tissulaire – de ce patient. Il fait confiance aux informations qu’il perçoit du corps du patient, il applique des tests pour infirmer ou confirmer ce qu’il a perçu, puis il décide d’appliquer telle ou telle technique.
En appliquant la technique adaptée, il ne se pose plus de questions, il est dans l’attitude naturelle du membre de son village (V3), il « suit » les tissus, il « devient » le tissu de l’autre, il n’a aucun recul sur ce qu’il fait ou ce qu’il sent. La technique achevée, il se « sépare » du patient pour analyser le résultat de son action. Si le résultat est conforme à l’objectif, soit le traitement s’arrête, soit MAO poursuit le traitement vers une autre zone (parce qu’elle a fourni d’autres informations qu’il faut traiter).
MAE (9) observant ce qui se passe quand MAO pratique ses ethnométhodes, peut y voir sa façon de négocier, de construire et d’expliquer son sens du monde. MAE voit MAO construire le sens de son monde quand il prend des informations sur le patient, sans rien dire. Chaque information prend sens dans le monde de MAO qui pénètre le sens du monde du patient. La manière de poser ses mains sur le corps du patient engage une communication avec ce dernier qui lui répond en se relâchant ou en se raidissant. Il se passe donc une construction pendant que MAO est en train de faire ce qu’il fait.
MAE peut même dire que MAO est dans une activité réflexive dans sa pratique ostéopathique : « Nous construisons ce que nous regardons à mesure que ce que nous regardons nous constitue, nous affecte et finit par nous transformer » [Laplantine 2005, p. 20.] En même temps que MAO interroge les tissus du patient, il sent ces tissus lui donner des réponses, ces réponses s’affichent en quelque sorte sur le « tableau de bord » de MAO. Ces réponses le font réfléchir sur la validité du sens qu’il leur donne (est-ce une réponse importante, profonde, superficielle, locale, globale ? etc.), MAO fait donc partie de l’information du corps de l’autre, il construit le monde du patient en même temps qu’il le découvre.
Conclusion
Ce que l’ethnométhodologie peut apporter à l’ostéopathe, c’est d’étalonner son outil d’observation : lui-même et ses sensations. Quand je mets les mains sur une région quelconque d’un patient, il arrive que je puisse ne rien sentir. En tant qu’ostéopathe j’en tire la conclusion hâtive et triviale, que ce patient « ne va pas très bien » car « le mouvement c’est la vie » donc si il n’y a pas de mouvement « c’est qu’il n’y a pas de vie ».
En tant qu’ethnométhodologue, il y a un renversement de perspective dans la mesure où ce n’est pas le patient que je vais observer, mais l’ostéopathe, moi. Si je ne sens rien, ce n’est peut-être pas qu’il n’y a rien à sentir (de ce qui vient du patient), mais peut-être que je suis dans l’incapacité – à ce moment-là – de ressentir un quelconque mouvement, tension, etc. À cet instant, apparaît très clairement l’importance de décrire l’appareillage d’observation. Avant même de procéder à l’observation proprement dite, il me faut décrire l’état de l’ostéopathe, son état physique et psychique (fatigue, courbatures, a-t-il lui-même un lumbago ou autre douleur articulaire, soucis, enfant malade, impôts, etc.). C’est donc me décrire moi, MAO, pour savoir dans quelles conditions je me trouve lorsque je vais commencer à tester les tissus du corps du patient, puis les traiter. Décrire l’appareillage d’observation humain (l’ostéopathe) qui va observer le patient.
Ce que j’essaie de faire ici, c’est rendre descriptible le sens de « mon » toucher dans ma pratique quotidienne d’ostéopathe. Vu de l’extérieur, le toucher n’est pas dicible, on ne voit que la main posée sur le corps sans rien en sentir ; le décrire pose le problème de l’indexicalité (10) et le manque de l’expérience du toucher pour le lecteur car « le seul langage pourvu de sens est celui qui produit une image du monde, c’est-à-dire dont la forme logique reflète la structure des faits ». [Wittgenstein 1921]. Je dirai presque qu’« on ne peut en parler » car il m’est difficile de le décrire.
C’est paradoxalement ce qui m’a passionné dans cette étude. Je me suis mis dans les pas de Garfinkel pour « rendre cette activité visiblement rationnelle et racontable à toutes fins pratiques, c’est-à-dire descriptibles », en y ajoutant des spécificités nouvelles, qui n’auraient pu voir le jour si je m’étais adressé directement au monde ostéopathique. Les allant – de – soi des ostéopathes font qu’il n’est nul besoin de dire ce que l’on ressent lorsque l’on touche, seul le résultat du toucher est pris en compte par les praticiens entre eux.
En racontant ces actions de toucher, je les rends visibles (11) à moi-même avant tout, et peut-être aux ostéopathes qui seront intéressés par cette étude. D’autre part, en rendant visibles ces actions dans ce travail d’ethnométhodologie, je fais aussi entrer dans mon monde les ethnométhodologues de Paris 8 ou tout autre lecteur par une boucle réflexive des plus élégante, et de ce « village émergent » va naître un account sur le sens du toucher rendu visiblement rationnel pour ce nouveau groupe. D’une autre manière, un membre de ce nouveau village peut se rendre membre du village d’un ostéopathe en devenant « son » patient et ainsi, partager le sens commun du toucher.
Mais il m’est apparu que l’ostéopathie peut aussi apporter à l’ethnométhodologie l’expérimentation physique de certains concepts ethnométhodologique. Je pense avant tout à la réflexivité (12) et le corps à corps communiquant entre patient et thérapeute.
Je termine cet article par une citation qui résume la philosophie de mon travail : « Mon corps est la texture commune de tous les objets et il est, au moins à l’égard du monde perçu, l’instrument général de ma ‘compréhension’ ». [Merleau-Ponty 1945, p. 272]
Bibliographie
- Aurégan P., Terre humaine. Des récits et des hommes, Paris, Nathan, 2001.
- Bar Hillel Y., « Indexical Expressions », Mind 63, p. 359-379, 1954, repris dans Y. Bar Hillel, Aspects of Language, Essays and Lectures on Philosophy of Language, Linguistic Philosophy and Methodology of Linguistics, Jérusalem, The Magnes Press, the Hebrew University, 1970.
- Garfinkel H., Studies in Ethnomethodology, Englewood Cliffs, New-Jersey, Prentice-Hall, 1967, 2e éd. Cambridge, Angleterre, Polity Press, 1984, Chapitre 1 « What is Ethnomethodology ? », pp. 1-34, in « Lectures utiles », DESS EMI, Université Paris 8, Saint-Denis, vol.1, p.7.
- Laplantine F., La description ethnographique, Paris, Armand Colin, 2005.
- Le Breton D., La saveur du monde. Une anthropologie des sens, Paris, Métailié, 2006.
- Levi-Strauss C., Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958.
- Marey E.-J., in Mannoni L., Etienne-Jules Marey. La mémoire de l’œil, Paris, Mazzotta, Cinémathèque française, 1999.
- Merleau-Ponty Maurice, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945.
- Morin E., Le Moigne J.-L., L’intelligence de la complexité, Paris, L’Harmattan, 1999.
- Wieder D. L., « Telling the code », p. 144-172 in R. Turner (ed), Ethnomethodology, Harmondsworth, Penguin, 1974 ; repris dans J. Coulter (ed), Ethnomethodological Sociology, Aldershot (G-B)/Brookfield (E-U), 1990.
- Wittgenstein L., « Tractatus logicophilosophicus », in Annalen der Naturphilosophie, Leipzig, 1921 ; texte angl. avec introd. B. Russell, Londres, 1922 ; trad. franç. P. Klossowski, Paris, 1961, in Encyclopædia Universalis, éd. électronique, Version 11, 2005.
- Wittgenstein L., in « Les chemins de la logique », Dossier pour la Science, n° 49, octobre-décembre 2005, p. 55.
Notes
1. – Chez les ethnométhodologues de Paris 8, le « village » est l’ensemble des personnes susceptibles de créer du sens et avec qui nous partageons ce sens. Un village est composé d’un échantillon de population, d’un lieu et d’une période de temps.
2. – Rationalité est prise en tant que caractère de ce qui est rationnel, de ce qui s’appuie sur le raisonnement, Encyclopédie Universalis, éd. électronique, Version 11., 2005.
3. – Dans cette optique, en tant que formateur et responsable pédagogique au COE jusqu’en juin 2000, je peux attester de l’impact qu’a eu la pratique sur la connaissance et la compréhension des concepts ostéopathique, de nos étudiants. Pour chaque concept, je mettais les étudiants à la pratique, alors qu’ils n’avaient aucun point de vue théorique sur la question. Après une matinée à essayer de ressentir, comprendre ce qu’ils ressentaient, et décrire ce qu’ils ressentaient, le terrain était balisé pour appréhender la théorie du concept qu’ils avaient expérimentalement tenté de comprendre.
4. – WITTGENSTEIN L., in « Les chemins de la logique », Dossier pour la Science, n° 49, voir la Bibliographie.
5. – Avec des tests spécifiques dans la zone incriminée.
6. – A Paris 8, comme son nom l’indique, l’allant-de-soi n’a pas besoin d’explication pour les membres d’un village, c’est de l’implicite.
7. – L’Account est un concept théorique central de l’ethnométhodologie. Il n’y a que les ethnométhodologues qui le voient, s’il n’y a plus d’ethnométhodologue, il n’y a plus d’account. On pourrait dire que tout ce qui fait sens est account : un discours est account, les actions sont un type d’account.
8. – Cette indifférence aux intérêts pratiques des membres permet de considérer, de décrire et de rendre compte de phénomènes qu’il n’est pas possible de décrire et d’observer autrement, en passant rapidement de l’action à l’observation dans la même séquence.
9. – Michel Attia Ethnométhodologue.
10. – L’indexicalité est un des trois pieds de l’ethnométhodologie. Elle pointe la difficulté de décrire le réel avec des mots.
11. – Si l’action de toucher est visible, la sensation procurée, les informations recueillies par ce toucher, elles, ne sont pas visibles, d’où la difficulté de décrire l’invisible, la perception et in fine la réalité.
12. – L’idée qu’il y a réflexivité entre le langage et les actions pratiques effectuées par les humains, est véritablement le socle de l’ethnométhodologie.