Aller au bout de la tenségrité…

Tenségrité !

Ces dernières années1 sont apparues des notions à mes yeux importantes pour notre ostéopathie.

La plus magnifique d’entre elles est la notion de tenségrité. Hors, à lire la plupart des écrits récents sur l’ostéopathie, je constate qu’elle n’est pas du tout appréciée à sa mesure. Hors, si j’ai bien compris, je pense que sans elle point de salut, sans sa simplicité finale, point d’ostéopathie.

Je vais donc résumer à ma façon.

Les architectes se demandent un jour comment monter des immeubles plus hauts, plus solides, résilients au tremblements de terre et aux rafales de vent. Deux personnes entrent en jeu principalement : R. Buckminster Fuller et Kenneth Snelson qui inventent la tenségrité. In extenso des structures tenségritives qui sont des assemblages de bâtons et de câbles capables d’auto-contrainte et de déformabilité. Donc des structures qui se tiennent toutes seules, légères, aériennes, capables de se déformer et de reprendre leur forme. L’architecture des tours qui rivalisent de hauteur ne peut pas se passer de cette notion. Mais laissons là les détails et calculs qui permettent cela. 

Arrive alors Donald E. Ingber qui travaille sur le cytosquelette des cellules et se rend compte que celui-ci possède des propriétés de tenségrité.

Cette propriété de la cellule, nous permet d’expliquer ce que nous appelons la mécano-transduction, c’est-à-dire une modification des constantes physiques de la cellule qui modifie son comportement biochimique, électrique ou encore génétique. Le phénomène est connu, étudié2, mais complètement sous-évalué en clinique.

Et pourtant !

Et pourtant si on comprend ce que cela veut dire : le comportement mécanique de la cellule sous tend, voire prédomine, sur son fonctionnement chimique. Et au lieu de cela, la biophysique est le parent pauvre de la médecine pour glorifier la biochimie qui se taille la part du lion.

Alors que nous devrions comprendre :

« Si tu veux modifier le métabolisme d’une cellule fait la bouger physiquement »

Ainsi, le cytosquelette sur lequel sont attachés les principales enzymes devient le héros du fonctionnement du corps.

D’autant plus que le cytosquelette du cytoplasme maintient la forme de la cellule malgré les contraintes mécaniques, d’autant plus qu’il est continu depuis le noyau jusqu’à passer à travers les membranes pour plonger dans les cellules voisines3. Il permet la migration des cellules …

On sait donc maintenant :

  • qu’il commande la biochimie,
  • qu’il est continu d’un bout à l’autre du corps,
  • qu’il est responsable de la forme des cellules et de leurs mouvements.
  • Et on sait qu’il a des propriétés de tenségrité.

Propriétés tenségritives !

Mais, quelles sont t’elles, ces propriétés ?

  • Auto-contrainte : l’édifice cellulaire est stabilisé dans sa forme par le cytosquelette. Les filaments (actine) et les tubes (tubuline) se contraignent les uns les autres pour donner son volume à la cellule malgré les forces de l’environnement qui s’appliquent sur elle. 
  • Déformabilité : si les forces internes ou externes changent, le cytosquelette se déforme pour accompagner ce changement. 
  • Hétérarchie : un mot compliqué pour dire que le report des forces se fait de façon diffuse et anarchique, imprédictible. 

 Pour décrire un système tenségritif on dit parfois : « Des îlots de compression dans un océan de tension ». Un système tenségritif est donc sensible à la pression et à la tension. Ils sont aussi sensibles à la mise en résonance, parent pauvre de nos techniques4.

Quelles sont les conséquences de cela pour nous, ostéopathes :

 Notre but ultime n’est pas :

  • Il n’est pas : de débloquer un bassin. 
  • Il n’est pas : de décoincer une suture crânienne.
  • de détendre un muscle,
  • ou de « remettre » en place une vertèbre. 

Même si ces gestes vont dans le sens de fluidifier une zone et donc de modifier son métabolisme et ainsi d’accompagner le corps vers mieux de santé.

Notre but est de détendre chaque cellule pour qu’elle fonctionne au mieux, il est de retendre celles qui ne le seraient pas assez. Que ce soit une cellule fasciale, osseuse, tendineuse, musculaire, ou celle d’un organe … Fluidifier son cytosquelette par ce qu’on appelle la mécano transduction lui permet de modifier son métabolisme et de mieux fonctionner.

C’est cette caractéristique qui permettait à Still de dire :

« Le corps de l’homme est la pharmacie de Dieu et comprend en lui-même tous les liquides, drogues, lubrifiants, opiacés, acides et antiacides, et toutes sortes de drogues que la sagesse de Dieu a pensées nécessaires au bonheur et à la santé humains. »

Andrew Taylor Still | Autobiographie

Cette propriété remonte à loin dans l’échelle de l’évolution. L’amibe, un être unicellulaire quand elle se déplace émet un pseudopode dans lequel le cytosquelette est étiré. Pendant ce temps, ce pseudopode utilise ses propres réserves parce que les enzymes sont mises au repos par encombrement stérique, de facto, elle n’ont pas assez de place pour fonctionner : anabolisme et catabolisme sont en latence. Par contre, une fois l’amibe arrivée près de la source de nourriture, elle reprend une forme globuleuse, les angles du cytosquelette s’ouvrent et le métabolisme repart.

Cela préfigure notre ortho et notre parasympathique. En ortho, je suis tendu … et je mobilise mes réserves. En para, je suis mou avachi, et je refais mes réserves. A bien y réfléchir une zone douloureuse est tendue (en ortho) et fonctionne donc mal, et sa guérison passe par une détente. Ce qui est notre pain quotidien.

Système tenségritif vivant

Toutefois, une particularité du système tenségritif des cellules n’est pas assez mise en avant.

La courbe dite en J qui décrit la transformation d’un système tenségritif architectural (matière inerte) est une courbe où le creux du J n’est presque pas marqué. On augmente la pression externe (abscisse), la pression interne (ordonnée) bouge peu dans un premier temps puis augmente très vite jusqu’à la rupture appelée dans ce cas flambage.

Hors, mettre la pression sur une portion du cytosquelette global d’un corps, c’est aussi lui demande de se réorganiser : les fibres se séparent, les filaments se raccourcissent ou s’allongent, de même pour les tubules. Il n’est que de voir les vidéos de « voyage sous la peau » du Dr Guimberteau pour s’en rendre compte5.

Il en résulte deux conséquences qui se révèlent fondamentales pour le soin manuel : la zone que l’on met en pression, en compression ou en résonance se fluidifie, ce qui signifie que la courbe en J d’un système tenségritif vivant est vraiment une courbe avec un creux. Fluidification est synonyme de changement de métabolisme de la cellule donc de guérison. 

 Quand on relâche notre action, le cytosquelette est réarrangé et ne revient pas dans sa position de départ, contrairement à ce qui se passe dans un système inerte. L’effet fluidification perdure dans le temps.

La différence de pression interne du système local entre avant et après le geste technique est exactement ce qui quantifie le soin ! On n’oublie pas non plus que le système continuera tout seul à évoluer dans les jours qui viennent suite à la “pichenette” qu’il aura reçue.

De nombreux soignants et ostéopathes maintenant nous on fait cadeau d’explications de la tenségrité et de son application possible à l’ostéopathie, j’en citerai quelques uns, je demande par avance pardon à ceux que je vais oublier :

Au bout de la tenségrité.

Mais ma pensée est que nous n’allons pas assez loin dans la compréhension et l’utilisation de ce que signifie vraiment le modèle tenségritif appliqué à la cellule.

Qui dit tenségrité dit donc trois façons principales, nécessaires et suffisantes, d’agir sur le système : 

  • provoquer une compression de manière directe ou indirecte. 
  • provoquer une tension de manière directe ou indirecte. 
  • provoquer une mise en résonance de manière directe ou indirecte.

Ainsi, si on revisite certaines de nos techniques, on voit bien que nous utilisons le modèle de tenségrité sans le savoir, comme Jourdain faisait de la prose sans le savoir.

  • Une technique structurelle sur une articulation demande de mettre en tension une zone large, puis d’appliquer une compression sur l’articulation à traiter. Et enfin d’appliquer un trust, qui est un mouvement de faible amplitude et haute vélocité sur ce même endroit qui revient à envoyer une vibration qui met la zone en résonance
  • Une technique fasciale mettra une compression sur le fascia puis une tension directionnelle et d’accompagner le mouvement qui s’ensuit. 
  • Une technique crânienne demande de mettre une légère pression sur le crâne, de suivre un « mouvement » dit MRP qui est une onde sinusoïdale, une résonance… et de corriger en bougeant les doigts les uns par rapport aux autres, c’est en dire en faisant varier pression et tension
  • Dans certains cas, en mettant la tension / compression maximum sur une zone, on demande à notre patient de respirer amplement ou de tousser : vibration / résonance !

Toutes nos techniques passent par ces trois mots : pression, tension, résonance … Et je pense vraiment qu’elles seront encore plus efficaces si en les faisant nous pensons pression, tension, résonance, si nous accentuons dans celles-ci les compressions, tensions, résonances.

Mais allons plus loin encore.

  • Un patient convaincu que vous allez lui faire du bien, déjà se détend et baisse tout seul sa pression / tension interne. C’est à coup sur une partie de l’effet placébo, que tout soignant peut provoquer … Pas besoin d’être ostéopathe pour que cela arrive. Mais sachons l’accompagner, il serait stupide de s’en priver. 
  • Un massage fait du bien, un câlin … Évidemment des mains sur une peau sont synonymes de pression et tension et bien sûr peuvent dans certains cas être un soin à part entière. Où l’opposé si je crains la personne qui me touche. Subséquemment, il est donc évident que les tests en double aveugle qui consistent à faire poser les mains par un non ostéopathe sur quelqu’un qui pense qu’on va le soigner … sont déjà un soin. Et que l’expérience à de grandes chances de capoter … 
  • le son est physiquement constitué d’harmonique, notre MRP6 est un mouvement sinusoïdal d’environ 0.15 hertz, un infrason. Selon toute probabilité, il est la fréquence de résonance de notre système tenségritif global7. Toute harmonique de cet infrason8 fera entrer en résonance le corps de la même façon que le MRP le fait sous nos doigts tous les jours. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que les techniques respiratoires qui font entrer le corps en vibration régulière : respiration holotropique, prana yoga, cohérence cardiaque sont des principes soignants ou que la musicothérapie soit une piste possible. De même que la thérapie par le rire ou le ronron du chat.

Je le répète ici, ce qui soigne le corps c’est de changer son cytosquelette et n’importe quelle pression, tension ou vibration peut le modifier en bien … ou en mal !  In extenso soigner, c’est modifier l’équilibre tenso-compressionnel des forces qui y sont réparties quel que soit l’échelle considérée.

Alors effectivement nos techniques qui toutes utilisent ces trois principes sont peut être plus spécifiques mais toute action utilisant ces trois propriétés à bon escient sont aussi soignantes …

Conclusion.

Aussi je pense :

  • que nous devons sans changer nos techniques nous concentrer sur : pression / tension / résonance 
  • que nous ne devrions pas nous énerver quand on a du mal à prouver efficacité de telle ou telle technique par rapport à autre chose, ni tirer fierté de nos techniques précises, la tension, la pression, la résonance peuvent être mises en route de 1 000 façons y compris par le patient lui même (placébo) ou au contraire (nocébo). 
  • Nous ne devrions pas hésiter à rajouter d’autres formes de pression, tension, résonance à nos techniques sans honte et sans vergogne pour additionner les effets. Car une chose est sûre, notre main9, qui est elle-même un système tenségritif perçoit très bien si l’effet surajouté est efficace ou nuisible. C’est ainsi que personnellement je rajoute le chant harmonique qui induit une très forte résonance de tout le corps et mes mains savent très bien si la fréquence émise aide la technique ou bien la perturbe.

Et finalement, chers confrères, utilisez tous les concepts, toutes les techniques que vous voulez, mais pressez, tendez et faites vibrer … Et de votre expérience naîtront les pressions, tensions, vibrations les plus efficaces que vous sachiez faire. Et par ces trois points vous diminuez la pression interne des cellules de vos patients, globalement et localement … et mécano transduction oblige, votre patient ira mieux. Et seule votre expérience fera qu’il ira mieux plus vite et que ça tiendra plus longtemps. Ceci ne dépend pas de la technique spécifique proprement dite, chacune comme la langue d’Ésope, pouvant être la meilleure ou la pire des choses selon comme on gère la tension, la pression, la résonance en la faisant.

Au bout du compte la tenségrité et ses propriétés font que notre travail en devient désespérément simple ! Tant mieux.

  1. 20 ans … déjà ↩︎
  2. Etude de la mécanotransduction : relation entre les forces de tractions cellulaires et la dynamique des intégrines. https://theses.hal.science/tel-01237682/file/DE_METS_2015_diffusion.pdf,
    Bases cellulaires de la mécanotransduction dans la cellule endothéliale. https://www.medecinesciences.org/fr/articles/medsci/full_html/2004/05/medsci2004205p551/medsci2004205p551.html,
    Mécanotransduction des forces hémodynamiques et organogenèse. https://www.medecinesciences.org/en/articles/medsci/full_html/2004/05/medsci2004205p557/medsci2004205p557.html ;
    Le rôle méconnu de la mécanotransduction dans le développement du cerveau. https://www.giga.uliege.be/cms/c_6428994/fr/le-role-meconnu-de-la-mecanotransduction-dans-le-developpement-du-cerveau
    and so on… ↩︎
  3. Le cytosquelette https://bcgdevelop.fr/le-cytosquelette/, etc .. ↩︎
  4. Cf. le pont de Takoma – https://www.youtube.com/watch?app=desktop&v=uhWQ5zr5_xc ↩︎
  5. https://www.youtube.com/watch?v=xIENG5jQHOo ↩︎
  6. Mécanisme (ou Mouvement ?) Respiratoire Primaire ↩︎
  7. Le MRP harmonique ↩︎
  8. Une harmonique est un multiple de la fréquence de base, émise concomitamment et systématiquement avec le son de base appelé « fondamentale » ↩︎
  9. De grâce, faites leur confiance ! ↩︎

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